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01/10/2022
Who are we ?
AL-QASAR
 
Autant l’annoncer d’entrée de jeu : AL-QASAR trahit son nom et c’est tant mieux. Issu de la civilisation arabo-hispanique, l’alcazar [outre une découverte précoce et aveugle par votre serviteur de l’expression via le morceau célèbre de Jacques BREL Sous les remparts de Varsovie : cliquez ici] désigne un bâti défensif, du type palais-forteresse. Or, AL-QASAR est un projet on ne peut plus ouvert et interculturel. A l’aune du plaisir intense et prolongé prodigué par l’opus visé par cette chronique, prononçons d’entrée de jeu l’absolution, afin de se concentrer sur la proposition artistique.

En effet, à l’origine du projet, on trouve un musicien et producteur français, Thomas ATTAR BELLIER, lequel a professionnellement pas mal bourlingué, citant notamment Paris, Los Angeles, New York et Lisbonne comme étapes de son périple initiatique. A titre d’exemple, il a été un rouage actif du combo BLAAK HEAT dans la décennie 2010, dont le troisième et ultime album à ce jour, Shifting Mirrors, a fait mon bonheur grâce à une parution européenne sur le fort précieux label finlandais Svart records (cliquez ici). Notre activiste a également participé ponctuellement au groupe SPINDRIFT (cliquez ici), en plus de s’activer à la confection d’albums pour le compte d’autrui, notamment en tant qu’ingénieur du son pour le producteur et mixeur Matt HYDE (MONSTER MAGNET, SLAYER, DEFTONES, HATEBREED, BEHEMOTH…).

Loin d’être un dérivatif, le projet AL-QASAR remonte à 2017, avec un premier EP huit titres, Miraj, publié confidentiellement à la mi-2020 ; Thomas ATTAR BELLIER se lance aujourd’hui dans un grand format, sur la base d’un projet longuement mûri, conçu et façonné. Avec un titre et un visuel qui renvoient à chacun.e sa propre définition de l’altérité, et donc de l’ouverture, de la cohabitation, voire de la fusion. Or, quoi de plus occidentalo-centré que le Heavy Rock, Hard Rock et le Heavy Metal ? Aucune vindicte derrière cette assertion, si ce n’est que le Blues Rock électrifié qui aboutit au Hard Rock dans les années 70 n’assuma jamais concrètement ses influences : cf les procès perdus par LED ZEPPELIN pour plagiat de paroles issues de Bluesmen, les reprises certes assumées mais les tournées n’offrant aucune première partie aux inspirateurs directs encore vivants (contrairement à U2 qui, à la fin des années 80, arpenta les Etats-Unis avec le bluesman essentiel BB KING comme invité). Autre exemple, quand il s’agit d’évoquer le Rock psychédélique et le Rock progressif, les formations et artistes de la scène anatolienne (turque, donc) sont quasi-systématiquement oubliées, alors même qu’elles firent assaut d’inventivité entre 1965 et 1975. Ethnocentrisme culturel, quand tu nous tiens…

Or, avec ce premier album d’AL-QASAR, le centre de gravité bouge magistralement et on ne vous laisse pas le choix : vous êtes avant tout projeté dans un maelstrom de musiques orientales, certes taraudées par des influences occidentales qui viennent en appui, et non l’inverse. Aucun exotisme de pacotille, aucun hommage versant dans un impérialisme gênant, pas plus qu’on ne trouve trace d’un naturalisme revivaliste pointilleux. Tout ici s’avère respectueux des registres traditionnels auxquels on emprunte mélodies, rythmes, chant, arrangements. Tant sur le plan rythmique que mélodique, il n’est pas rare que s’installent des séquences dont les motifs se proposent dans ce qui semble être de prime abord un pur exercice de répétition, jusqu’à ce que de subtiles modifications, de minces décalages, d’infimes nuances induisent des mutations subtiles, développant des effets hypnotiques, finalement assez analogues aux pratiques hypnotiques des Gnaouas marocains. Il s’avère que la musique d’AL-QASAR exhale un esprit de transe mystique, assez analogue à celui du soufisme ; sur certaines séquences particulièrement intenses, on imagine sans peine un derviche tourneur, éperdu d’abandon et d’immensité mystique, cherchant l’épectase, humblement mais avec une ferveur totale. A d’autres moments, on se trouve plus transporté dans les rythmes heurtés, tant aussi entêtants et progressifs, caractéristiques du Maghreb.

Pour autant, si AL-QASAR a certes pour projet d’exprimer les multiples facettes des musiques orientales, géographiquement relativement proches, à savoir le pourtour méditerranéen (Maghreb, Egypte, Proche-Orient), le projet vise clairement à en proposer une restitution modernisée et une réinterprétation ouverte à des apports occidentaux. En premier lieu, la modernité s’impose par la qualité impressionnante du son. Assurée par Thomas ATTAR BELLIER lui-même, la production privilégie un rendu authentique, précis et vibrant des instruments traditionnels, amplement employés, tout en gérant à merveille les éléments issus du Rock traditionnel (guitare électrique incisive et psychédélique, batterie binaire obsédante) et de l’Electro. Le mixage a été remis entre les mains expérimentées d’Alan JOHANNES (producteur, mixeur, ancien membre du trop méconnu trio ELEVEN, collaborateur des QUEENS OF THE STONE AGE, de Chris CORNELL, de Mark LANEGAN, de THEM CROOKED VULTURES, participant aux fameuses Desert Sessions). Le guitariste américain, Lee RANALDO, longtemps figure de proue de SONIC YOUTH, prête ses talents à deux morceaux. Autre invité de marque, Mehdi HADDAB, joueur de oud d’origine algérienne, se fait omniprésent sur le tentaculaire et obsédant Barbès Barbès.

Nous venons d’évoquer l’alchimie instrumentale ; reste à louer le versant vocal, absolument impérieux sur les six compositions (sur un total de huit) qui requièrent du chant. Saluons la prestation magistrale d’Alsarah, chanteuse et compositrice américano-soudanaise, à l’œuvre sur le très progressif et impérieux Hobek Thawrat. Jaouad EL GAROUGE (du groupe GLOBAL GNAWA) apporte son approche à la fois ample, énergique, expressive et nerveuse. Jello BIAFRA (ancien vocaliste et agitateur des DEAD KENNEDYS, membre de LARD, collaborateur de NOMEANSNO, des MELVINS et de D.O.A.), livre un spoken word percutant et halluciné sur le long et puissant Ya Malak (aussi hypnotique et galactique que HAWKWIND planant à plein régime !). L’Egyptienne Hend HELRAWY électrise quant à elle le groove tendu et percutant de Mal Wa Jamal. En dépit de leurs différences stylistiques, tous les vocalistes qui interviennent ici délivrent des prestations gavées d’émotions et énergiques, sans rien sacrifier des nuances salvatrices. Frissons garantis…

Au total, en privilégiant les apports orientaux, mais en traitant le tout avec la modernité formelle et le sens de l’impact propre au Rock le plus électrique, Thomas ATTAR BELLIER, grandement aidé par ses complices d’AL-QASAR, réussit à transcender tous les apports convoqués, principalement orientaux, pour proposer un album parcouru par une urgence électrisée absolument essentielle. Quelle fraîcheur, quelle verve, quelle inventivité ! Une bonne leçon à retenir : c’est y compris en effectuant de vastes détours dans des cultures a priori étrangères que le Rock urgent et audacieux trouve à se régénérer.

Vidéo d’Awal : cliquez ici
Alain
Date de publication : samedi 1 octobre 2022